Le rôle de l’instruction scolaire obligatoire
Un retard surprenant
À partir des années 70, l’enseignement obligatoire s’impose dans les pays européens : en Angleterre (entre 1870 et 1880), pour le Grand-duché de Luxembourg (en 1881) et en France (en 1882). Sur ce point, la Belgique est en retard. Il faut attendre le 19 mai 1914 pour qu’une loi concernant l’enseignement obligatoire pour tous les enfants de 6 à 14 ans soit votée. Ce n’est qu’après la Première Guerre mondiale qu’elle est mise en œuvre. Comment expliquer ce retard ?
L'école, la fin du travail des enfants ?
Les opposants à l’instruction obligatoire argumentent que l’évolution générale de l’instruction en Belgique ne rend pas la réglementation nécessaire :
« Quant à l’école, il est un fait que je suis heureux de signaler à la Chambre, c’est qu’on ne doit pas s’inquiéter de la disposition des parents à envoyer leurs enfants à l’école, du moins en ce qui concerne les populations manufacturières ; partout où il y a une école, les parents s’empressent d’y envoyer leurs enfants ; il manque plus d’écoles aux enfants que d’enfants aux écoles. »
(Extrait de l'intervention de François D’Elhougne à la Chambre, le 19 janviers 1869)
Pourtant la réalité et les enquêtes sur le travail des enfants démontrent un analphabétisme persistant. En 1856, dans le rapport triennal sur la situation de l'instruction primaire en Belgique, il est même avancé que :
« Il est, sans doute, affligeant de voir que la désertion des écoles rurales pendant la bonne saison continue à entraver les progrès de l'instruction de nombreux enfants que les parents emploient à des occupations domestiques ou aux travaux de l'industrie. »
(Extrait du rapport triennal sur la situation de l'instruction primaire en Belgique de 1856, p. CLXV)
La question scolaire est placée au centre de la question économique belge dont l'enfant demeure un rouage essentiel. Il s’agit d’une lutte entre l’école et la fabrique, où le travail prime sur l’école. En effet, l’obligation scolaire s’avère dangereuse pour l'usage des enfants comme main-d'oeuvre pour l'industrie. Le patronat ne tient pas à ce que les masses populaires aient accès à l'enseignement alors qu'ils pourraient être utiles au travail.
L'école, garant de l'ordre social ?
Initialement, un état libéral possède des domaines d'intervention strictement limités (fonctions de police et de sécurité). Cette conception libérale ne permet pas l'ingérence étatique dans les questions sur les relations privées (parents-enfants) ou industrielles. L’enseignement populaire est néanmoins vu comme un moyen de maintenir l’ordre social.
Pour la plupart des partisans de l’instruction obligatoire, l’idée n’est pas de tranformer les enfants en intellectuels, mais de leur apprendre à respecter l’ordre. Ils ne se battent pas tous pour les droits des enfants, mais pour l’enfant comme avenir de la société. L’objectif est principalement d’apprendre aux enfants d'ouvriers à respecter les valeurs établies et d’en faire des travailleurs soumis aux devoirs de leur condition.
Les économistes dits « progressistes » estiment de leur côté que la nature du travail ouvrier a si profondément changé, nécessitant de meilleures qualifications, que l’ignorance constitue un frein au progrès industriel. En conséquence, ils défendent la position, qu'il existe donc une nécessité de former et éduquer la population ouvrière.
Néanmoins, ceci correspond à une vision très libérale de l'enseignement, et ne corrèle pas avec celle défendue par les catholiques.
L’enseignement - Un enjeu politique
En Belgique, l’enseignement constitue un enjeu de premier plan puisqu’il permet d’exercer un contrôle idéologique, moral et culturel notamment sur le peuple. Ainsi, tout le XIXe siècle est dominé par une querelle où s’affrontent cléricaux et anticléricaux. Elle est fondamentale pour ce contexte, pour comprendre pourquoi un consensus sur l'instruction obligatoire était si difficile à obtenir.
Les catholiques d'un côté défendent l’idée que c’est le devoir de l’église d’instruire une population à l’époque majoritairement chrétienne. Pour ce camp, les vertus de l'enseignement sont surtout de nature morale : le respect de l'ordre social, transmission de valeures chrétiennes, et la soumission à sa condition. Les libéraux de l'autre côté, pour la plupart anticléricaux et progressistes, sont davantage d’avis que l’enseignement doit être exclusivement placé sous la surveillance de l’État, et prônent un enseignement laïque et entièrement libre. Ils soutiennent également l'idée qu'un certain niveau d'instruction améliorerait les conditions de vie et favoriserait le progrès social.
Il s’agit d’un combat qui trouve ses racines entre la période des années 1830 jusqu’à 1840. En effet, faute de moyen et d’intérêt, le gouvernement n’investit pas assez dans la création d’écoles primaires publiques. Par conséquent, c’est l’église qui investit dans la mise en place d’écoles privées avec un enseignement destiné à propager les valeurs chrétiennes. Pour une grande partie de la population, c’est donc l’église qui demeure la garante de l’enseignement, qui lui permet en retour de développer une grande influence sur l’école.
Ensuite, en 1842, est votée la loi communément appelée « loi Nothomb » (de son créateur : Jean-Baptiste Nothomb). Celle-ci donnera encore plus de pouvoir à l’église, car elle oblige chaque commune à entretenir une école primaire subsidiée par l’état, mais qui doit suivre un programme catholique.
Au fil du temps, ce sont les libéraux qui essayent de renverser cette loi pour instaurer leur idée de l'éducation : un enseignement laïque. Ils réussissent en 1979. Le 10 juillet est votée la loi Van Humbeek, aussi intitulée par les catholiques la « loi de malheur », car elle organise et favorise l’enseignement laïque et neutre dans toutes les communes.
La période des années 1879-1884 constitue la « première guerre scolaire » : une lutte pour le pouvoir sur la question du financement, mais également sur le contrôle de la société. L’intérêt de chacun prime sur la question de l’enseignement obligatoire, et en conséquence également sur le travail des enfants.
En 1884, c’est au tour des catholiques de reprendre le pouvoir dans le gouvernement. Cette première querelle finit avec le vote d'une nouvelle loi qui reconnait l’enseignement libre de la religion et en restaurant l’autonomie des communes dans cette matière.
Ce n'est qu'en 1914 qu’une loi est votée, obligeant les enfants à véritablement fréquenter l’école, et rendant impossible le travail dans les industries.
La loi du 19 mai 1914 : que dit cette loi ?
Les chefs de famille doivent pourvoir à l’instruction de leurs enfants âgés de 6 à 12 ans ; soit en les inscrivant dans une école, soit en leur assurant l’instruction à domicile. Tout chef de famille est libre de les envoyer dans l’école de son choix. L’enfant est donc tenu d’aller à l’école de 6 à 14 ans, puisque la loi précise que l’instruction doit porter sur une période de 8 ans. Son efficacité reste néanmoins à nuancer. Appliquée en 1917, son exécution n’a guère connu une observation rigoureuse. La scolarité se généralise dans les années 1920 et diminue ainsi la fraude dans les ménages ouvriers, où l’apport du salarial de l'enfant est toujours nécessaire.
Le dilemme des enfants : travail ou école ? se résout à partir de 1914. À cette date, la gratuité et l'obligation d'enseignement sont promulgués en Belgique. L'impossibilité passée de se priver de la main d'oeuvre enfantine semble nettement s'atténuer dans le système économique belge. Les enfants ont quitté les ateliers, champs et usines pour rejoindre les bancs d'école. Pourtant, le travail des jeunes reste encore une réalité et en vigueur longtemps.