Les enquêtes - Un outil de gouvernance
Gouverner par la connaissance
Au XIXe siècle, l’un après l’autre, plusieurs états européens commencent à enquêter et ensuite à légiférer sur les conditions de vie et de travail des ouvriers. On se retrouve dans le contexte de la question sociale : les élites (l’aristocratie et la haute bourgeoisie) commencent à s’interroger face à la montée des problèmes sociaux au sein de la classe prolétaire suite à la révolution industrielle. En conséquence, la classe dirigeante commence à avoir peur devant une possible révolte des ouvriers. D'où l'intérêt de s'intéresser aux conditions de vie des ouvriers et mener des analyses sur le terrain.
Considéré comme un véritable outil de gouvernance, l'objectif d'une « enquête ouvrière » est de fournir des informations et des statistiques sur un fait jugé problématique. Ainsi, l’utilisation des enfants en tant que main d’œuvre est de plus en plus considérée comme un problème social qu'il faut absolument encadrer.
C’est d’abord en Angleterre, en 1840, qu’une commission d’enquête royale sur le travail des enfants voit le jour. Ensuite, en France durant la même année est publié le Tableau physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie par le médecin René-Louis Villermé.
La Belgique suit cette tendance. Ainsi, sous l’influence de hauts fonctionnaires comme Édouard Ducpétiaux, sensible à la question sociale, le gouvernement belge est amené à créer une commission d'enquête en 1843.
L'enquête officielle de 1843
Même si cette enquête constitue le premier signe d'un intérêt manifesté par les élites pour la classe ouvrière, elle ne reprend pas un seul témoignage d'ouvrier. Au contraire, elle se base uniquement sur des questionnaires envoyés à quatre acteurs différents :
- des chefs d’entreprises,
- des chambres de commerce (par ville),
- quelques ingénieures des mines,
- des membres du corps médical issus de différentes villes.
Par conséquent, l’enquête de 1843 ne donne accès à la condition ouvrière que par le regard d'acteurs qui, en même temps défendent leurs intérêt propres. En effet, la commission termine son rapport en admettant dans son avis général que :
« [...] les renseignements que nous avons obtenus ne sont pas aussi complets que nous eussions pu le désirer, ils offrent cependant des données importantes et des approximations d’une valeur réelle […] ».(Extrait de l'avis de la commission d'enquête de 1843, p. CXV)
Néanmoins, les différents discours de ces quatre acteurs sont essentiels pour comprendre les débats entourant le travail des enfants et les problèmes qui existaient autour de sa limitation.
Une position pragmatique
Au sein de l’enquête, le patronat, qui est représenté par les chefs d'entreprises, se divise en deux camps :
- D’un côté, il y a ceux qui se positionnent contre une limitation du travail des enfants.
- De l’autre côté, ceux qui soutiennent une restriction – voire même l’abolition – du travail des enfants.
1. Les chefs d'industries qui se positionnent contre une limitation du travail des enfants avancent des arguments de nature économique. Ainsi, un argument souvent repris souligne l’importance du travail des enfants pour lutter contre la concurrence économique des pays voisins. Ensuite, un deuxième argument se focalise sur la sphère familiale. Le salaire de l'enfant est présenté comme un élément indispensable pour la survie de la famille ouvrière :
« La mesure est impraticable dans les mines. Le sort des parents serait gravement compromis; le quart, peut-être la moitié des ouvriers mineurs, ont des enfants; en les maintenant à leur salaire actuel, ils se trouveraient dans l’impossibilité de subvenir aux besoins de leur famille. »
(Extraits des réponses des chef d'industries de la Mine de houille, à Pont-de-Loup, à la suite aux questions de la commission d'enquête de 1843, p. VIII).
Il s'agit d'une sombre ironie de faire reposer la survie des familles ouvrières sur la complémentarité indispensable du salaire des enfants. En effet, si les parents étaient correctement payés, la famille n'aurait pas besoin du salaire des plus jeunes. Ce discours patronal, prêtant aux parents la volonté d'exploiter leurs enfants, ne prévoit aucune concession pour améliorer la condition ouvrière et n'affirme pas sa propre responsabilité.
2. Les chefs d’entreprise, qui sont favorables à une limitation du travail des enfants ou n'y s'opposent pas fermement, le sont principalement pour des raisons pragmatiques. Ils n'ont juste pas recours aux enfants dans leur industrie :
« [...] Ce serait un bienfait pour le développement physique des enfants, et une garantie contre les exigences trop rigoureuses des maîtres et la cupidité des parents. Mais n'employant pas d'enfants, et n'ayant jamais été à même d'étudier le degré de travail auquel les enfants peuvent être assujettis sans inconvénient, on ne peut se prononcer sur la limite à établir »
(Extraits des réponses des chef d'industries de la teinturerie en rouge d'Andrinople, à Cureghem, à la suite aux questions de la commission d'enquête de 1843, p. XIX)
Responsabiliser les ouvriers
Une partie des positions défendues au sein de l'enquête est de nature hygiéniste. Ainsi, ils se concentrent davantage sur l’hygiène désastreuse existant dans les locaux des ouvriers et sur leur alimentation :
« Qu'on ne s'y trompe pas : ce n'est pas le travail de l'atelier, mais l'abscence d'une nutrition substantielle. d'une habitation saine et aérée, d'un vêtement et d'une chaussure convenables à son âge, qui étiole, mine et dévore l'enfant du prolétaire, et le met pour ainsi dire, en coupe réglée.
C'est là que git la cause de cette déplorable moisson [...] ».
(Extrait du rapport de la Chambre de Commerce de Liège, à la suite aux questions de la commission d'enquête de 1843, p. LVI)
C'est un extrait révélateur. La faute de la condition déplorable des enfants n'est pas à reprocher aux industriels, mais aux ouvriers eux-mêmes. Leur manque d'hygiène et les mauvaises conditions sanitaires dau sein de leurs habitations en sont la cause principale.
Il s'agit d'un discours très moral : les élites ainsi que le patronat sont déresponsabilisés, au détriment des parents, qui sont vus comme les seuls bourreaux du mauvais état de leurs enfants.
Au sein de l'enquête, on retrouve aussi une argumentation reposant sur la condition morale de la population ouvrière :
« Les jeunes ouvriers mineurs sont, en général de petites brutes, si nous pouvons nous exprimer ainsi, et la plupart apprennent ce qui est nécessaire à leur éducation religieuse, plutôt par instinct, par imitation, que par intelligence... Tous les témoignages s'accordent sur la démoralisation qui résulte de l'emploi des femmes dans les travaux souterrains des mines.
[...] La cause de l'inconduite de l'ouvrier provient de l'abandon dans lequel souvent il est laissé, de son défaut d'instruction et des mauvais exemples qu'il a parfois sous les yeux »
(Extrait du rapport de la Chambre de Commerce de Charleroi, à la suite aux questions de la commission d'enquête de 1843, p. LII)
Le manque d’instruction semble être la cause principale de la misère et de la démoralisation des jeunes ouvriers. L’argumentation souligne donc l'importance de transmettre les bonnes valeurs morales, et constate à l'inverse, l'inexistence de ceux-ci auprès de la classe ouvrière. Il s'agit d'une position progressiste, défendant l'instruction comme un moyen permettant d'introduire un changement pour la condition morale des ouvriers.
Néanmoins, les discours sur la condition morale sont loin d'être uniquement repris par les élites du pays. Les médecins, même s'ils sont généralement favorables à l'instruction obligatoire, reprennent eux aussi cette sorte d'argumentation.
En ce qui concerne l’instruction, l'avis de l’académie royale de médecine de Bruxelles est le suivant :
« Nous pensons que le fabricant comprendra qu'il vaut mieux pour lui d’avoir des ouvriers dans l’intelligence et l’esprit d’ordre doubleront l’activité, que des manœuvres abrutis, ne connaissant aucun frein, et dont, aux jours de perturbation politique, il peut devenir la première victime ».
(Extrait de la réponse de l'Académie royale de médecine de Bruxelles, à la suite aux renseignements demandés par la commission d'enquête de 1843, p. LXVII)
L’enseignement des enfants est pensé comme un appui nécessaire pour le développement moral afin de créer de « bons » futurs citoyens qui seraient davantage tournés vers la patrie. D'ailleurs, dans cet extrait, les auteurs reconnaissent aussi déjà le danger qui pourrait émerger pour les élites du pays à la suite de rassemblements d'ouvriers.
Des quatres acteurs de l'enquête, c'est le corps médical qui s’exprime le plus favorablement par rapport à la question de l'abolition totale du travail des enfants avant l’âge de 12 ans, en se basant notamment sur des données et statistiques morphologiques. Par conséquent, il est intéressant de constater que les médecins sont tenus à l'écart de la deuxième enquête de 1886.
Des médecins divisés
Les médecins belges ne défendent pas tous l'opinion unanime concernant la nécéssité de réglementer le travail des enfants. En effet, les médecins de mines, proches du patronat, qui travaillent pour l'industrie de charbonnage, ne sont pas repris dans l'enquête de 1843. Pour citer l'exemple du docteur en médecine Gaspard Hanot, sur la question peut-on laisser de bonne heure les enfants dans les travaux des mines ?, celui-ci repondait :
« Moi, je soutiens, et j'en ai la preuve, qu'il est infiniment plus dangereux de laisser commencer à descendre dans les travaux des mines un homme fait qu'un jeune enfant : je vais plus loin et je dis qu'il est cruellement utile de faire descendre de bonne heure un enfant qu'on destine à la profession de houilleur [...] »
Extrait de la réponse de Gaspard Hanot, fourni dans le journal des Archives de la Médecine Belge, p. 135.
L'argumentation de ces médecins se base pour la plupart sur les aspects positifs de la morphologie des enfants, en reprenant donc le discours d'acclimatement. C'est un discours radical qui cherche à légitimer par la médecine l'usage des enfants dans des environnements dangereux :
« [...] il s'établira un équilibre organique entre le milieu dans lequel il est appelé à vivre et la constitution physique qui lui sera convenable; enfin, sa nature se sera moulée sur son genre de vie »
Extrait de la réponse de Gaspard Hanot, fourni dans le journal des Archives de la Médecine Belge, p. 135.