Le long cheminement vers une réglementation

Une trajectoire hors du commun

Les enquêtes sont essentielles. Elles forcent les dirigeants politiques à se rendre compte des conditions déplorables qui régissent la classe ouvrière. Les lois, par contre, constituent le moyen le plus efficace pour introduire un véritable changement, puisqu'elles supposent des contrôles et imposent le respect des limitations et conditions établies.

Les enjeux qui ont entouré la mise en place d'une législation belge réglementant le travail des enfants, s'expliquent plus facilement par un aperçu du développement des lois similaires en France et en Angleterre.

C'est d'abord au tour de la France de légiférer sur la situation du travail des enfants. À la suite de l’enquête de René-Louis Villermé, la loi française du 22 mars 1841 fixe l’âge minimum du travail à 8 ans et limite le temps de travail à 12 heures pour les 8-12 ans. Ensuite, en 1842, après la publication d'un rapport d'enquête, la Grande-Bretagne vote le Coal Mines Act interdisant l’emploi des filles et des moins de 10 ans dans les mines anglaises.

Les années 1840 mènent donc en France, ainsi qu'en Angleterre, à une acceptation des proposititons de réforme, et donc à la mise en place de lois limitiant le travail des enfants. Comment expliquer qu'une telle loi ne soit votée, en Belgique, que 40 ans plus tard ? C'est-à-dire en 1889.

Un projet de loi... 

Le but initial de l'enquête de 1843 était de préparer un projet de loi réglementant le travail des enfants et la police dans les ateliers.

Il s'agit de propositions jugées révolutionnaires pour la Belgique de l'époque. En effet, le premier article force chaque chef d'entreprise à faire travailler ses ouvriers sous des conditions établies par la loi.

La loi prévoit d'interdire le travail des enfants avant l'âge de 10 ans et une limitation de la journée de travail à six heures et demie avant 14 ans. Ensuite, la loi lie cette limitation du travail des enfants à l'obligation scolaire. Le travail est présumé s'organiser de manière à permettre aux enfants de fréquenter un établissement scolaire. 

Néanmoins, la publication du projet de loi a suscité de nombreuses réactions et indignations.

...et sa réception polémique

Pour le patronat industriel, les enfants sont essentiels pour rester compétitif et rentable. Selon les partisans du libéralisme économique, toute intervention étatique réglementant sur la question ouvrière entrainerait des conséquences négatives pour l’économie nationale belge. Ainsi, réduire le travail des enfants, afin de les laisser fréquenter l'école est interprété d'un point de vue d'abord économique et jugé ensuite comme impraticable.

Dans les réponses fournies par la commission d'enquête en 1843, on ne retrouve pas encore cette opposition systématique contre toute intervention de l'État en matière de travail. Elle s'est en effet installée surtout après la publication du projet de loi en 1849.

Ensuite, c'est l'article 14 du projet de loi qui a suscité une réaction féroce de la part du patronat. À la suite des révolutions ayant eu lieu d'abord en février en France, puis en mars 1848 pour l'Allemagne, ces élites ne semblent pas d'accord sur le fait que les ouvriers sont capables de prendre eux-mêmes connaissance de leurs droits. La Chambre de Commerce de Liège va même plus loin en argumentant que ceci peut être pris comme un fondement pour les révoltes ouvrières, qui mèneraient à une anarchie industrielle.

Dans les décennies suivantes, d'autres propositions de lois voient le jour. Notamment en 1859, 1869, 1872 et en 1878. Néanmois, elles ont tous le même destin que le projet de loi de 1848 : des réactions divergentes qui ne mènent pas à un consensus. D'un côté, les médecins se manifestent près des philanthropes et des économistes; mais de l'autre côté, le patronat et les partisans de la liberté économique arrivent à faire échouer toute tentative de limitation.

Contrairement aux pays comme la France ou l'Angleterre, la main d'oeuvre enfantine reste donc sans protection étatique longtemps et demeure l'engrenage indispensable du capitalisme industriel en Belgique jusqu'aux années 1880. 

Des mouvements ouvriers de plus en plus influents (1860-1880)

Au fur et à mesure les mouvements ouvriers commencent à se structurer et revendiquer des améliorations pour la condition ouvrière.

Sur le plan international, c'est l'Association internationale des travailleurs (AIT), créée en 1865, qui marque l'émergence du mouvement ouvrier. Son importance se situe au niveau des réflexions menées sur la réduction du temps de travail comme la proposition d'une journée de huit heures, afin de permettre une émanciption progressive de l'ouvrier. 

La Belgique est bouleversée par plusieurs grandes grèves ouvrières à la fin des années 1860. C'est notamment le cas à Charleroi, entre 1867-1868, où plusieurs milliers d'ouvriers entament une grève pour améliorer les conditions de travail dans les mines. D'autres grèves suivent, d'abord en 1872 et ensuite en 1876. 

En 1871, la Commune, un soulèvement populaire situé à Paris, se présente comme le symbole de la lutte ouvrière et exige une amélioration des conditions de travail. Elle provoque une profonde inquiétude auprès des élites des pays voisins, notamment en Belgique. 

La loi de 1889 - l'aboutissement d'une lutte ?

Après ces manifestations ouvrières, le gouvernement est forcé de commander une nouvelle enquête ouvrière. Celle-ci sera suivie par un projet de loi en 1887 qui aboutira finalement à une législation concernant le travail des enfants après de nombreuses années de débats.

La loi du 13 décembre 1889 stipule l'interdiction du travail des enfants avant l'âge de 12 ans et limite aussi le travail des jeunes jusqu'à 16 ans. Elle met également fin aux discussions concernant le travail de nuit pour les garçons de moins de 16 ans et pour les filles de moins de 21 ans.

Pourtant, cette loi de 1889 a une portée limitée. Tout d’abord, elle ne s’applique qu’à une partie des industries : uniquement aux manufactures, chantiers, carrières et charbonnages. C’est-à-dire les industries qui semblent être les plus « dangereuses » pour les enfants. Les industries n’utilisant pas des machines ne tombent pas sous cette loi. Ainsi, l’agriculture, les entreprises familiales et surtout le travail à domicile qui emploient un grand nombre d’enfants dès le plus jeune âge ne sont pas concernés.

Après quarante ans de débats, ponctués par plusieurs enquêtes sur la situation, des propositions de réformes, c'est finalement le contexte national et international d'émergence des mouvements ouvriers qui mène à convaincre les partis encore sceptiques de la nécessité d'une intervention étatique. 

Mais est-ce qu'on peut la véritablement considérer cette loi comme la fin de la lutte ? La réponse est non. Il s'agit d'une loi, qui instaure une limitation du travail des enfants dans les grandes industries. Par contre, elle les pousse davantage au travail dans des secteurs non réglementés et pas encore protégés.

Ainsi, d'autres manifestations pour une limitation du travail des enfants (organisées notamment par des syndicats socialistes) suivront au début du XXe siècle, témoignant de l'inefficacité de loi de 1889.