La controverse de Valladolid et ses répercussions

À partir du mois d’août 1550 jusqu’en mai 1501, des rassemblements d'une quinzaine de théologiens et juristes cherchent à répondre à la question suivante : « les Indiens sont-ils des êtres inférieurs ou égaux aux Européens ? ». Le débat est présidé par un légat envoyé par le pape, le cardinal Roncieri. Par le biais d’une correspondance et d’une rencontre, ce débat est le théâtre d’une opposition entre deux hommes et leurs mentalités qu'ils incarnent: Bartolomé de las Casas (1474-1566) et Juan Ginés de Sepúlveda (1490-1573). L’enjeu est de taille pour l’Espagne, car les colonies continuent de lui rapporter beaucoup d’or et d’argent. De plus, l’expansion de l’Espagne ne peut se faire ni au nord en raison de la présence de la France et de l’Angleterre, ni à l’est où se trouve l’Empire ottoman. Elle n’a donc pas d’autre choix que de se déployer politiquement et économiquement à l’ouest vers l’Amérique et au Sud vers l’Afrique.

Des acteurs…

Juan Ginés de Sepulveda est un humaniste espagnol, né dans la province de Cordoue autour de 1490. Après des études à Bologne, il travaille à la cour pontificale comme traducteur d’Aristote. En 1529, il devient l’historiographe et le confesseur de Charles Quint. En 1536, il est nommé précepteur de son fils, le futur roi Philippe II (1527-1598). Il rédige en latin une histoire de la découverte du "Nouveau Monde", de Charles Quint et des premières années de Philippe II. Dans ses écrits, on observe un mépris à l’égard des "Indiens", surtout visible à travers deux dialogues, Democrates primus et Democrates alter. Il les rédige dans l’optique de contredire les théories humanitaires de Bartolomé de Las Casas. Sepúlveda décède en 1573 en n'ayant jamais séjourné en Amérique.

Bartolomé de Las Casas est né à Séville, en 1474, dans une famille de marchands proche des Colomb. Son père prend notamment part au second voyage de Christophe Colomb. Après avoir reçu les ordres mineurs, Bartholomé part en 1502 à Hispaniola pour se consacrer à la conversion des autochtones. Il y reçoit une encomienda ou repartimiento. En 1512, il est ordonné prêtre. Pendant cette période, il ne s’oppose pas au système d'exploitation malgré les dénonciations de certains religieux et princes.

C’est seulement aux alentours des années 1513-1514 qu’il prend conscience de la situation. Il commence alors à s’opposer au système d'exploitation en renonçant d’abord à son repartimiento puis en prêchant à l'encontre de l’encomienda. En 1515, il embarque vers l’Espagne pour agir au plus proche de Charles Quint. Pour convaincre les puissants et les colons de concilier ses projets de réformes et les intérêts de la Couronne, il émet deux propositions : le remplacement de l’encomienda par une association de laboureurs castillans et "d’Indiens" et un repeuplement d’Hispaniola grâce à l’exploitation d’esclaves africains. La population "d’Indiens" est estimée en 1492 à un million d’individus. Ils ne sont plus que quelques milliers en 1510. Plus tard, il revient toutefois sur cette question, après avoir compris l’injustice de l’esclavage. Afin de diffuser ses idées, il réalise divers voyages entre Hispaniola et l’Espagne. Il propose une évangélisation pacifique de l’Amérique. En 1520, il signe un contrat avec la Couronne espagnole qui lui permet de coloniser la côte de Cumana pour y établir des laboureurs castillans. Cependant, sa volonté de pacifisme échoue pour plusieurs raisons dont, entre autres, l’opposition des colons et l’hostilité des "Indiens". Reconnaissant son échec, il prend l’habit dominicain à Saint-Domingue. Il se retire du monde pendant 10 ans pour se former théologiquement et rédiger quelques ouvrages : l’Historia de las Indias, l’Apologetica Historia, etc.

La réactualisation des débats sur l’évangélisation et la politique de la Couronne le sort de son retrait. Son influence dans l’entourage de Charles Quint conduit même à la réalisation des Leys novas en 1542. Après quelques voyages supplémentaires, il est finalement accepté à la tête de l’évêché du Chiapas avant de l’abandonner par la suite. En 1547, il retourne en Espagne afin d'y rédiger des traités doctrinaux. Il meurt en 1566 à Madrid. 

… au débat

Au départ, le débat porte sur l’identité des "Indiens" : « sont-ils des êtres refusés par Dieu ou des fils de Dieu ? » En d’autres mots, « sont-ils des êtres humains comme les Européens ou au contraire des êtres d’une humanité inférieure ? ». Dans la logique du Christianisme du XVIe siècle, il existe plusieurs types d’humanités, hiérarchisées les unes par rapport aux autres.

La réponse à cette question orientela suite du débat vers les modalités d’exploitation du "Nouveau Monde". La bulle pontificale de Paul III de 1537 répondait déjà à cette question. Cependant, Sepúlveda s’y oppose pour mettre en avant deux idées : l’archaïsme de ces peuples non instruits au Christianisme et l’absence d’action de Dieu face à l’extermination, sous-entendant par là que s’ils avaient été les fils de Dieu celui-ci aurait agi en leur faveur pour empêcher leur massacre. Il place ainsi la colonisation dans un dessein divin, visant à punir les "Indiens". A contrario, Las Casas rétorque que la défaite des "Indiens" n’est pas de l’ordre du divin mais qu’elle provient des Hommes : traitrise, supériorité des armes, présence du cheval, etc. Il affirme que les "Indiens" ne sont ni des sauvages ni des démons comme tente de le démontrer Sepúlveda. Ce sont les Espagnols qui le sont de par leurs actions.

Ensuite, afin de trancher le débat, des expériences sont même menées pour statuer de l’humanité présumée ou non des "Indiens" à l’aune des critères européens. Sont ainsi évalués le sens de l’humour et de l’esthétisme, l'instinct maternel et paternel, l'intelligence, le physique, etc. Cependant, celles-ci se montrent non concluantes. Les similitudes observées sont interprétées différemment par les deux camps. Sepúlveda y voit l’œuvre de Dieu dans les ressemblances et celle du démon dans les différences. Las Casas observe que les "Indiens" sont semblables aux Européens, c’est-à-dire des barbares comme ces derniers l’avaient été avant leur christianisation et comme ils le sont toujours au regard de leur attitude dans l’exploitation du continent américain.

Enfin se pose la question de la conquête et de la légitimité de l'hégémonie espagnole sur les territoires conquis. En effet, pour Las Casas, les "Indiens" sont maitres chez eux. Il faudrait alors renvoyer les colons et les soldats, et ne laisser que les religieux pour accomplir pacifiquement l’évangélisation, car elle ne peut pas être forcée. Pour son opposant, la barbarie des "Indiens" doit être dominée par la guerre pour permettre l’évangélisation. Derrière ce motif de barbarie, Sepúlveda met en avant l’idolâtrie et les sacrifices humains pratiqués par les "Indiens" pour leurs dieux.

Prenons garde que le développement ci-dessus ne saurait rendre compte à lui seul de la multitude des théories philosophiques de l’époque. Elles sont bien plus complexes que le présentent ces quelques paragraphes. De plus, ce débat ne reflète que la vision des théologiens espagnols et non une vision générale de l’époque.

Les conséquences du débat : réelle incidence ou lettre morte ?

Même si l’humanité des "Indiens" est reconnue à la suite de ce débat, elle le sera aux dépens de celle des populations africaines, avec la mise en place du système triangulaire des échanges commerciaux : Europe – Afrique – Amérique. Les "Indiens" sont donc remplacés par les populations africaines pour travailler dans les colonies. De plus, aucune décision politique n’est prise. Le pouvoir en place ne peut pas, en effet, acter la position de Sepúlveda, jugée trop extrême, ni celle de Las Casas car il demande une destruction complète du système mis en place pour l’exploitation et la colonisation en Amérique, alors source de richesse pour l’Empire espagnol. Ainsi, les deux camps restent sur leurs idées respectives, prêchant uniquement les convaincus. Il faudra toutefois attendre l'année 1720 pour voir l’encomienda enfin abolie.